Image: Capture d’écran vidéo du site OutremerNews
Le 22 novembre 2021 par Guillaume Quintin
Des décennies (des siècles?) de mépris, social et politique, ne se règleront pas avec quelques blindés légers, quelques milliers de gendarmes mobiles ni non plus avec quelques centaines de policiers d’élite, le RAID qui est « une unité d’intervention de la police nationale () a pour mission de lutter contre le crime organisé, le grand banditisme, et le terrorisme. Le RAID intervient lors de crises majeures en réalisant des négociations ou des assauts » (dixit le site, non officiel, Police-Nationale.net). On ne voit pas bien, selon cette définition, à quoi vont servir ces hommes, triés sur le volet dont le métier et de juguler le grand banditisme ou les terroristes, en Guadeloupe où, contrairement à ce que le Gouvernement et les coups de menton de Darmanin tentent de vous faire croire, la situation n’est pas due à des bandes que manipuleraient en sous main les organisations syndicales. Une telle position est insultante pour les organisations syndicales, méprisante pour les habitants et très insuffisante au plan politique.
Ce qui se passe en Guadeloupe donc – comme ce qui s’est passé cet été en Martinique où les forces du désordre du couple infernal Macron‐Darmanin ont tout de même fait usage de lacrymogènes à l’intérieur de l’hôpital et malmené (j’euphémise) des soignant•es – ce qui se passe là prend ses racines il y a des décennies, la question sanitaire n’étant que la énième goutte d’eau (polluée au Chlordecone) qui fait déborder la rivière, sans cesse alimentée par le pouvoir central, des humiliations et des frustrations des promesses non tenues au cours des ans.
Sans aller jusqu’à remonter à la traite des esclaves, mais qui a évidemment instauré entre les uns et les autres un rapport politique et social spécifique, la situation actuelle en Guadeloupe est le fruit d’une politique néocoloniale plus ou moins (plutôt moins) assumée par l’État français et les gouvernements successifs depuis l’après guerre.
Cet état français voudrait aujourd’hui nous faire croire que ce sont les syndicats (qui seraient) alliés des bandes pour semer le chaos et la pagaille sur l’ile et ainsi discréditer les revendications légitimes des organisations syndicales toutes unies et qui ne demandent pas autre chose que de voir les habitant•es et les travailleur•ses de Guadeloupe être traité•es avec dignité et respect de leur citoyenneté. « On est pas des chiens » s’indigne Elie Domota du LKP dans une interview à OutremerNews !
Le cahier des revendications des syndicats qui ont signé l’appel à la grève générale est pourtant la somme de sujets que l’État a totalement négligés et qui auraient très bien pu être réglés avec un peu de volonté, plus qu’avec beaucoup d’argent, et si la question sanitaire et de l’obligation vaccinale des soignant•es vient en tête c’est qu’elle est la dernière à avoir émergé. Elle ne fait que « recouvrir », en quelque sorte, des revendications plus anciennes liées aux conditions de vie en Guadeloupe où le réseau d’adduction d’eau potable est totalement déficient et laissé à l’abandon, où le chômage des jeunes est à un niveau stratosphérique (on parle de plus de 60 % de chômeurs chez les moins de 30 ans), où les prix à la consommations sont totalement délirants (50 à 100 % de plus que dans l’Hexagone sont des différences courantes), où la population est intoxiquée au Chlordecone (pesticide agricole utilisé pendant des décennies et cause de nombreux cancers) et ne parlons pas de l’augmentation des prix des carburants qui, dans un département notoirement sous équipé en transports en commun, tape durement au porte‐monnaie.
Il va de soi que les organisations syndicales et les associations qui défendent les droits des salarié•es et des travailleur•ses par le seul moyen à leur disposition, la grève, n’ont rien à faire ni à voir avec les bandes de jeunes désoeuvrés qui, poussés à bout, profitent de la situation sociale pour laisser s’exprimer des dizaines d’années de frustrations liées au chômage endémique et sciemment organisé que connaît le département.
En effet, depuis les années soixante, l’état à consciencieusement organisé ce qu’AImé Césaire avait appelé « le génocide par substitution ». Si le terme est, volontairement sans doute, un peu forcé, il décrit bien le processus mis en œuvre par l’état.
Durant les trente glorieuses (1945–1973), au sortir de la seconde Guerre Mondiale, la France a besoin de bras pour soutenir son essor économique fulgurant et compenser les faiblesses de sa pyramide des âges. le recours à une main d’oeuvre massive et rapidement disponible ne s’est pas faite que depuis le Maghreb, toutes les anciennes « colonies » y contribuent. L’Etat fonde en 1963 le Bureau de Migration des DOM (BUMIDOM) dans l’espoir de résoudre la double équation du chômage chronique aux Antilles et le besoin urgent de main d’œuvre dans l’Hexagone, le tout en mettant en place un outil dont le but était aussi de contrôler la montée des revendications indépendantistes chez les jeunes.
Pour Césaire, il s’agit d’empêcher cette politique migratoire – dont la finalité initiale pâtit de l’essoufflement des trente glorieuses – de devenir prétexte à l’installation de Métropolitains (Blancs) venant remplacer les afro‐antillais partis travailler en France Hexagonale. Le 13 novembre 1975, devant l’Assemblée Nationale, estimant que le maintien d’un tel système ne serait pas sans conséquences pour la Martinique (tant du point de vue sociétal que démographique), le député Césaire s’exprime ainsi : « L’aspect le plus connu des Antilles‐Guyane est sans doute celui de terres d’émigration, mais… elles deviennent en même temps et parallèlement des terres d’immigration. Les nouveaux venus ne sont pas un quarteron de Hmongs pitoyables qu’il convient, en effet, d’aider, mais d’autres allogènes, autrement organisés, autrement pourvus, autrement dominateurs aussi et sûrs d’eux-mêmes, qui auront tôt fait d’imposer à nos populations la dure loi du colon. Je redoute autant la recolonisation sournoise que le génocide rampant ». Le texte est fort mais, presque 50 ans plus tard, nous pouvons mesurer à quel point Aimé Césaire avait vu juste. Le fait est que la jeunesse éduquée et diplômée de Guadeloupe et de toutes les Antilles a massivement « émigré » dans l’Hexagone où elle s’est installée tandis que tous les postes clés de l’administration et des grandes entreprises établies sur place sont tenu par des « immigrés » venu de l’Hexagone (cependant que l’économie locale est aux mains des descendants de colons), et ce mouvement a été soigneusement structuré et organisé par l’État.
« Désormais, il y a un mélange des personnes sur les barricades. Beaucoup de jeunes, en colère par rapport à la situation de la Guadeloupe. L’obligation vaccinale, c’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase », estime Maïté M’Toumo, secrétaire générale de l’UGTG, en demandant « l’ouverture de négociations avec le gouvernement ». Mais en forme d’« ouverture de négociations » le gouvernement fait un double mouvement paradoxal : il reçoit les élus de l’Ile pour la plupart favorables à la majorité présidentielle, et bien silencieux jusqu’ici, ce lundi 22 novembre et envoie des troupes d’élites (GIGN, et RAID) pour rétablir l’ordre ! Le résultat de cette politique est que la population de Guadeloupe diminue du fait du départ des jeunes qui une fois installés de l’autre coté de l’Atlantique ne reviennent pas, et que la jeunesse qui « reste au pays » est par la force des choses celle qui a eu le moins accès à l’éducation et la formation. Les images qui nous arrivent de Guadeloupe des interventions des gendarmes sont proprement ahurissantes, et traduisent à elles seules le mépris dans lequel l’État tient les habitant•es de l’Ile qui a connu en 2009 44 jours de grève générale, un autre mouvement en 2012, et aujourd’hui une situation qui pourrait après ce qui s’est passé en Guyane et en Martinique ces derniers mois s’avérer tout à fait explosive à l’échelle de tout l’arc guyano‐antillais (un préavis de grève générale vient d’être déposé en Martinique, signé par 17 organisations syndicales, ce jour !).
La réalité c’est que les processus et l’état d’esprit qui guident le gouvernement dans la gestion de cette crise sont les mêmes que ceux qui sont à l’oeuvre dans les quartiers populaires des banlieues des grandes agglomérations de l’Hexagone.
La réalité c’est que les esprits restent marqués par les évènements de 1967 où, suite à l’agression raciste par un commerçant blanc, responsable local du parti gaulliste UNR, d’un cordonnier noir, des émeutes avaient eu lieu et ont été réprimées brutalement par De Gaulle faisant officiellement à l’époque 8 morts mais dont le bilan macabre a été fortement revu à la hausse entre temps.
La réalité c’est que toute la communication du pouvoir est axée sur les débordements violents et les difficultés qu’ils causent à celle•ux qui sont « installés ». A aucun moment l’état (pas plus que les medias aux ordres) ne communiquera sur les difficultés des populations liées à la politique mise en œuvre. On connaît par coeur cette façon de décrédibiliser le mouvement social en lui amalgamant les dérives violentes de quelques individus (parfois pilotés par ailleurs pour « foutre le bordel »).
Le délitement des services publics, la relégation sociale des populations, et le mépris affiché pour les revendications syndicales ou associatives produisent là bas comme ici les mêmes effets, et il n’y a qu’un petit pas à franchir pour y voir un racisme institutionnel, celui de ces gens « d’ici » qui pensent depuis leurs bureaux feutrés savoir ce qui est bon, à leur place, pour les gens de « là‐bas ».